Un EXCELLENT article de JM – chez Libertes-Internets, on t’aime JMM !!!!
Nombreux sont ceux qui pensent que les jeunes internautes ont perdu toute notion de vie privée. Impudiques, voire exhibitionnistes, ils ne feraient plus la différence entre vie publique et vie privée. Et si, a contrario, ils ne faisaient qu’appliquer à l’internet ce que leurs grands-parents ont conquis, en terme de libertés, dans la société ?
Dans “La vie privée, un problème de vieux cons ?“, je dressais un parallèle entre la façon désinhibée qu’ont les jeunes internautes de se dévoiler sur le Net et la révolution sexuelle, et me demandais si ceux qui sont gênés par cette façon décomplexée de s’exprimer ne seraient pas un peu coincés.
Au-delà des problèmes d’inhibition des “vieux cons“, il est difficile d’aborder la question sans essayer de regarder de plus près comment, et pourquoi, les jeunes qui ont grandi avec le Net évoquent ainsi leurs vies privées dans des espaces publics. Une démarche somme toute… “rock’n roll” que n’auraient peut-être pas renié nos (grands) parents, en moins rebelle cependant.
Pour Josh Freed, célèbre éditorialiste canadien, c’est la plus importante fracture générationelle depuis des décennies, qu’il résume ainsi : d’un côté, nous avons la “génération des parents“, de l’autre, la “génération des transparents” :
L’une cherche à protéger sa vie privée de manière quasi-obsessionnelle, l’autre sait à peine ce qu’est la “vie privée“.
La génération des transparents a passé toute sa vie sur scène, depuis que leurs embryons ont été filmés par une échographie alors qu’ils n’avaient que huit semaines… de gestation. Ils adorent partager leurs expériences avec la planète entière sur MySpace, Facebook ou Twitter et pour eux, Big Brother est un reality show.
La génération des parents voit cette transparence comme un cauchemar. Elle a grandi à l’ombre de Mac Carthy et des espions de la CIA, et est plutôt paranoïaque dès qu’il s’agit de partager des données personnelles, de passer à la banque en ligne ou même d’acheter un livre sur Amazon.
Josh Freed raconte ainsi qu’à peine rentré de vacances, son fils mit en ligne toutes les photos de famille, en maillot de bain, avant que sa mère, l’apprenant, ne les en retire “plus rapidement qu’un censeur du gouvernement chinois“.Comme le souligne Elizabeth Denham, commissaire adjointe à la protection de la vie privée du Canada, habitués à être regardés, filmés, et photographiés, avant même que d’être nés, les jeunes se retrouvent aujourd’hui à “se demander si les choses se passent réellement quand personne ne les regarde“.
En 2006 déjà, danah boyd, l’une des plus fines observatrices de ce que font les jeunes sur le Net, remarquait elle aussi que les adolescents étaient d’autant plus “blasés” par la notion de vie privée, et qu’ils avaient d’autant plus de mal à percevoir les risques posés par la “société de surveillance“, qu’ils ont eux-mêmes grandi en étant constamment surveillés par ceux qui, parents et enseignants notamment, affectent, dirigent ou contrôlent directement leur vie privée ? :
Leur panoptique personnel (administré par des personnes qu’ils connaissent et voient quotidiennement) est bien plus intrusif, menaçant, direct et traumatique que ne pourraient l’être des panoptiques gouvernementaux ou contrôlés par des entreprises privées.
L’érosion de la vie privée commence à la maison, pas au niveau gouvernemental ou marchand. Et tant que nous ne trouverons pas un moyen d’offrir plus de vie privée à ces jeunes, dans leur vie intime, ils n’aspireront pas à plus de vie privée dans leurs vies publiques.
La vie privée ? Une course à l’armement
Citant Jürgen Habermas et son essai sur L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, ainsi que la notion de “contre-publics” (regroupements sociaux formés en opposition aux discours et aux intérêts de la sphère publique officielle) du théoricien du mouvement queer et des questions de genre Michael Warner, danah boyd rappelle que la vie privée est un privilège acquis il n’y a pas si longtemps que cela, et partagé essentiellement par les hétérosexuels blancs de sexe masculin…
Et si la déclaration universelle des droits de l’homme affirme bien, dans son article 12, que “nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation“, force est de constater qu’il ne s’applique guère aux mineurs :
Votre enfant a peut-être sa propre chambre dotée d’une porte qui ferme à clef, et de son propre ordinateur. Mais il n’a pas d’espace privé.
Et c’est pour cela que les enfants se ruent dans l’arène publique pour se libérer de la façon qu’ont leurs parents et administrations scolaires de leur dicter leur façon de se mouvoir et de communiquer.
Dans l’arène publique, ou via une interface technique. Le New York Times raconte ainsi l’étonnement du président de Walt Disney qui, convoyant sa fille et deux de ses amies en voiture, s’étonnait de ne pas les entendre parler, mais de la voir taper des SMS :“- Tes amies sont là, ça ne se fait pas !
- Mais papa, nous sommes en train de nous écrire, je ne veux pas que tu entendes ce que j’ai à leur dire !”danah boyd, pour qui la notion de vie privée renvoie à ces moments où l’on a le sentiment de contrôler la façon -et le moment- où l’on peut communiquer avec quelqu’un en particulier, qualifie ainsi d’espaces interstitiels ces moments “volés” dont ils profitent pour communiquer, en toute confidentialité.
Pour elle, la parentalité a, ces dernières années, été de plus en plus associée au fait de surveiller ses enfants. Au point qu’on assisterait à une “course à l’armement entre la surveillance parentale et l’utilisation des technologies pour protéger sa vie privée” :
“Les parents surveillent l’ordinateur de leurs enfants ? Les enfants s’envoient des textos. Et après, on fait quoi ? Combien de temps faudra-t-il attendre avant que les parents ne réclament aux opérateurs de télécommunication la transcription de tout ce qu’ils font et partagent ?
Nous sommes au beau milieu d’une guerre à la vie privée qui va bien plus loin que l’opposition entre “où est ma vie privée ?” et “les enfants sont tellement impudiques“. La distinction même entre vie publique et vie privée s’en trouve bousculée.
Alors que les enfants cherchent à se rendre invisibles de ceux qui disposent d’un pouvoir direct sur eux (parents, enseignants, etc.), ils s’exposent joyeusement auprès de leurs pairs.”
danah boyd note d’ailleurs dans sa thèse, Sortie du contexte : la sociabilité des adolescents américains dans les espaces publics en réseaux (.pdf), que lorsqu’on les interroge, les adolescents déclarent systématiquement qu’ils préféreraient des espaces physiques plutôt que virtuels de socialisation, mais sans contrôle parental…
Au final, et alors que les adultes doivent réapprendre à se comporter en public, du fait des changements indus par les technologies, les ados, eux, apprennent à se comporter en public grâce aux (et avec les) technologies.
Contrairement à ce que l’on entend souvent, ils n’ont pas particulièrement pour autant de facilités “naturelles” vis-à-vis des technologies, mais c’est effectivement souvent par leur truchement qu’ils apprennent, dans un monde d’adultes, à vivre ensemble, entre eux, et à être un peu seuls, tout simplement. Ce qui leur offre de nombreuses (et nouvelles) libertés mais aussi, et invariablement, angoisse leurs parents en particulier, et les adultes en général.
Une génération “rock’n roll”…
En 2007, la journaliste Emily Nussbaum (compagne de Clive Thompson, dont nous avions déjà évoqué le Nouveau Monde de l’intimité numérique) avait tiré un magnifique portrait de ces enfants du numérique, qui ont grandi de concert avec la numérisation de la société, et qui ont une toute autre approche de la vie privée.
Son article, intitulé “Say everything” (tout dire, en VF), et paru en février 2007 dans le New York Magazine, devrait être inscrit au programme de formation continue de tous les enseignants (et, bien évidemment, des parents). Le début est volontairement caricatural, la suite nettement plus stimulante :
“Les enfants d’aujourd’hui n’ont aucune pudeur, sentiment de honte, ni de vie privée. Ce sont des frimeurs, des putains de la célébrité, de petits vauriens pornographiques qui mettent en ligne leurs journaux intimes, numéros de téléphone, poésies stupides et photos cochonnes.
Ils ont plus d’amis virtuels que d’amis réels. Ils se parlent par messages instantanés et illettrés. Ils ne s’intéressent qu’à l’attention qu’ils peuvent engendrer, et pourtant, ils sont au degré zéro de la concentration, comme des colibris voletant d’une scène virtuelle à l’autre.”
Pour mieux comprendre ce dont il retourne, elle a été voir Clay Shirky, qui observe ce phénomène depuis qu’il a découvert le Net, en 1993, et qui enseigne le “climat social” au programme des télécommunications interactives de la New York University. Sa théorie a tout de la querelle des anciens et des modernes, et repose sur le postulat que nos comportements relèvent moins de la moralité que de la chronologie :
“Chaque fois que les jeunes sont autorisés à se livrer à des activités qui échappent aux anciens, ces derniers s’en trouvent amers. Qu’avions-nous ? Des centres commerciaux et des parkings ? Ce n’est rien en comparaison de ce à quoi ils ont accès, et nous en sommes malades.
Au-delà d’un certain âge, mettons 30 ans, il apparaît toujours surprenant que des pans entiers de notre vie puissent se retrouver en ligne. Mais ce n’est pas quelque chose que ceux qui ont moins de 30 ans ont à désapprendre. Si nous n’agissions pas comme eux, c’est parce que nous n’en avions pas la possibilité.”
Vers la créolisation des médias
Si, pour les ados, il peut sembler plus important d’être vu que d’avoir du talent, on aurait tort, pour autant, de croire que leur horizon se limite à la télé-réalité et à la “peoplisation“, souligne Emily Nussbaum :
“Nous discutons de quelque chose de plus radical parce que plus ordinaire : nous sommes au centre d’une vaste expérimentation psychologique, qui commence à peine à produire des résultats.
Un nombre considérable de jeunes gens partagent publiquement plus de données personnelles qu’aucune personne plus âgée ne l’a jamais fait, et ils semblent pourtant mystérieusement en bonne santé et normaux, et dotés d’une définition totalement différente de la vie privée.
De leur point de vue, le narcissisme, c’est la prudence extrême de l’ancienne génération. Comme le résume Kitty : oui, je suis nue sur l’Internet, mais j’ai toujours dit que je n’y mettrai jamais rien que je ne voudrais pas que ma mère puisse voir. Qu’est-ce que je risque ? Que quelqu’un retrouve ma photo dans 20 ans ? Autant faire de sorte qu’il s’agisse d’une belle photo !”
Filmés avant même que d’être nés, placés sous constante surveillance depuis par ceux qui les aiment ou sont chargés de les éduquer, ils se sont fait à l’idée que la vie privée est une illusion : vidéosurveillance, traçabilité des communications et paiements bancaires… la dématérialisation des procédures, et la numérisation de la société, font que nos traces sont dorénavant enregistrées et stockées, souvent par des entreprises privées, et généralement au nom de la loi.
“Il serait peut-être donc temps d’envisager la possibilité que ces jeunes, qui agissent comme si la vie privée n’existait pas, sont de fait des personnes saines, et que les plus aliénés ne sont pas ceux qu’on croit.
Pour quelqu’un comme moi, qui a grandi en fermant à clef mon journal intime, ça risque d’être difficile à accepter. Mais dans les circonstances actuelles, une attitude de déni consistant à garder les choses pour soi n’est peut-être pas très noble.
C’est peut-être un artefact, vieillot et naïf, comme de croire que la virginité rend les jeunes filles pures. Mais ceux qui ont grandi “en se montrant” ont aussi découvert que les bénéfices de la transparence valaient la peine d’être tentés.”
Clay Shirky décrit cette fracture générationnelle en comparant le sabir, créé par des gens apprenant à communiquer en assemblant des mots et expressions de différentes langues, et le créole, qui est la langue parlée par les enfants de ceux qui parlent le sabir, et qui y imposent des règles et structures cohérentes.Pour lui, nous assistons aujourd’hui à la “créolisation des médias, et je ne pense pas qu’il s’agisse d’une métaphore. Je pense que cela peut aussi entraîner de réels changements neurologiques” :
“Et quid de toutes ces choses que nous racontaient nos aînés au sujet du rock’n roll ? Ils ont tout déchiré. Le métissage, les adolescents libres de faire ce qu’ils veulent, la fin du mariage !”
Un nouveau romantisme
Cherchant à mieux appréhender ce qui a changé, Emily Nussbaum observe trois principales restructurations propres à ces individus sociaux, résumées par François Guité, enseignant et spécialiste de l’internet, comme suit :
1. Ils se perçoivent comme ayant un auditoire. C’est la conséquence logique d’une génération MySpace qui ne craint pas de s’afficher en ligne et de publier ses états d’âme.
2. Ils ont archivé leur adolescence. Tout y est : textes, photos, vidéos, musique. Leur mémoire est non seulement consignée dans un album numérique, mais elle est partagée.
3. Leur carapace est plus épaisse que la nôtre. Que ce soit dans la messagerie instantanée ou les blogues (le courrier électronique est une technologie de dinosaures), ils sont habitués au flaming (engueulades et insultes en ligne, Ndlr). Cela explique sans doute le peu de cas qu’ils font de « ta gueule! » et « va chier! ».
Pour eux, il ne sert à rien d’aller à une soirée si ce n’est pas, aussi, pour en faire des photos et les partager, ce en quoi ils ne sont pas très différents des générations d’avant, qui gardaient en Super8, VHS ou en photos papier les traces de leurs histoires.La différence est que ces documents sont souvent partagés sur des réseaux sociaux, et non gardés chez soi, pour soi. Pour autant, cette “extimité” relève moins de l’exhibitionnisme qu’elle ne dépend des outils qu’ils utilisent (il est plus simple et moins coûteux de mettre ses photos en ligne que de les développer sur support papier) mais aussi voire surtout d’une forme de romantisme qui ne relève pas que de la crise d’adolescence, comme l’explique Caitlin Oppermann, 17 ans, qui avait commencé à bloquer à l’âge de 12 ans :
“Si je ne l’efface pas, je serai toujours là. Ma génération aura accès à toute son histoire, nous pouvons documenter les choses si facilement. Je suis très sentimentale, je suis sûre que cela a quelque chose à voir avec ça.”
Son ami Jakob Lodwick, co-fondateur de Vimeo.com (qui est à YouTube ce que la DVD est au VHS, en -gros- résumé) et de CollegeHumor.com (une sorte de Groland US, en bien plus geek), partage lui aussi cette vision romantique :
“En me mettant en ligne, j’ai reçu un peu d’attention, et je me sentais bien; c’était un réel retour sur investissement (…) Je filmais ce que je voyais et ce qui résonnait en moi. Je ne leur montrais pas ce que c’était que de sortir avec moi, mais ce que c’était que d’être moi.”
Pour Jackson, note Emily Nussbaum, l’internet est un espace où le fait de se montrer les seins nus n’a pas grande importance, mais où tout un chacun peut se faire connaître, gagner de l’attention et de la réputation, en se montrant sous un jour un peu plus vulnérable. Dans le même temps, ceux qui y agissent comme des porcs seront aussi perçus comme des porcs.
Mais quid des pervers ?
Ils sont certes plus ou moins conscients que ces documents et traces pourraient leur être un jour reprochés, par un employeur notamment -sans parler de la façon qu’auront leurs propres enfants de découvrir ces souvenirs, et les quelques frasques qu’ils n’auront pas effacées.
Mais le fait de s’exposer est d’abord et avant tout, comme dans la rue ou la cour de récréation, un moyen d’entrer en contact avec les autres, ou de maintenir et prolonger ce contact, de trouver un(e) petit(e) ami(e), d’être félicité pour la qualité des photographies, voire d’être repéré par un futur employeur… pourquoi dès lors faudrait-il s’en priver et ne se focaliser que sur le (faible) risque associé ? Jusqu’à preuve du contraire, on court plus de risque en sortant de chez soi, à pied ou en voiture, qu’en allant sur Facebook ou Flickr !
Depuis qu’ils communiquent, ils sont habitués à être confrontés à ce que danah boyd qualifie d’”audiences invisibles“, à savoir tous ceux qui, sans être pour autant leurs “amis” à qui sont destinés, a priori, ce qu’ils mettent en ligne, n’en peuvent pas moins en devenir les lecteurs, critiques ou laudateurs… et donc aussi les “juger“, plutôt que seulement les lire ou les regarder.
Ils ont ainsi appris à moduler leur ton pour s’adresser à ces différents types d’auditeurs, sachant également qu’un message instantané ou un email peuvent être copiés/collés et qu’un chat peut être archivé : “cette façon de communiquer oblige les gens à être constamment conscient du fait que tout ce qu’ils publient pourra, et sera, retenu contre eux“.
En ce sens, les adolescents sont confrontés aux mêmes types de problèmes et précautions que les hommes politiques et les “people” : ils sont, eux aussi, devenus -au sens littéral- des personnalités publiques. A ce titre, ils ont aussi adopté les mêmes réflexes que les célébrités, et savent donc qu’il vaut mieux tenter de profiter de l’attention de ceux qui s’intéressent à vous, mais aussi devancer l’appel en contrôlant votre communication plutôt que de voir quelqu’un d’autre le faire à votre place, et donc risquer d’en faire les frais.
A l’instar des personnalités publiques, les ados doivent également apprendre à être jugés, mal compris, caricaturés, critiqués… Le sexe n’étant pas l’apanage des célébrités, certaines jeunes filles anonymes ont ainsi elles aussi droit à “leur” sex-tape, mise en ligne par leur ex-petit ami généralement, profitant du fait que 10 à 20% des jeunes reconnaissent avoir déjà envoyé des photos (ou “sextos“) d’eux, nus, sur le Net ou via leurs téléphones mobiles.
Mises à nues sur les réseaux, certaines décident de s’en déconnecter, pour ne plus risquer d’être confrontées à cette “mauvaise réputation” qui leur collerait au Net. D’autres pourraient décider d’en profiter, pour faire parler d’elles, ou gagner de l’argent, mais cela semble encore rester l’apanage des seuls “people” type Paris Hilton. D’autres enfin décident plus simplement que le plus important, c’est d’apprendre à vivre avec, comme cela se passe à l’occasion de n’importe quel autre type d’agression, et de garder sa dignité.
Il n’est pas inutile, cela dit, de rappeler que le nombre de violences sexuelles dues à l’exposition de soi sur le Net est infime en comparaison du nombre d’agressions sexuelles (notamment dans les sphères intra-familiales) auxquelles les jeunes peuvent être confrontés “IRL” (dans “leur vraie vie“, pour reprendre l’acronyme consacré sur le Net).Par contre, elles font l’objet de toutes les attentions médiatiques, au point de devenir un nouveau “marronnier journalistique” habilement exploité par ceux qui voient d’un mauvais oeil ces nouvelles libertés que s’arrogent les jeunes ou qui, faute de savoir utiliser le Net ou d’en comprendre les tenants et aboutissants, ont peur des réseaux, tout simplement.
Emily Nussbaum note ainsi justement que la quasi-totalité des personnes de plus de 40 ans, dès lors qu’on leur parle de l’internet, sont littéralement obsédés par le fait qu’il serait infesté de pédophiles, et qu’elles n’ont qu’une idée en tête : “Mais quid des pervers ?“… Les adolescents sont habitués à cette vision particulièrement anxiogène et caricaturale de l’univers dans lequel ils vivent, et préfèrent généralement en rigoler, ce qui ne les empêche aucunement de penser que ceux qui caricaturent ainsi le Net, et donc leur vie, ne sont jamais que des “vieux cons“…
Au-delà de cette diabolisation qui ne fait qu’entraver ou retarder le fait d’entrer de plain-pied dans la société de l’information, danah boyd souligne que cette peur de l’espace public qu’est le Net, et ce désir de contrôler la vie des adolescents, empêchent les parents de donner à leurs enfants les outils susceptibles de les aider à aborder leur transition vers le monde des adultes, et peut s’avérer contre-productif : “les restrictions et mesures de contrôle maximum infantilisent les adolescents, les rendant plus dépendants, voire haineux, des adultes et de leur monde“.
Il faut savoir choisir son camp
GenderIT.org, site créé par le réseau féministe de l’Association pour le progrès des communications (APC) (voir Prohibition 2.0 : qu’est-ce qu’un contenu préjudiciable ?), s’en est largement fait l’écho à l’occasion de sa couverture du Forum de la gouvernance Internet (IGF) des Nations Unies qui s’est tenu à Sharm El Sheikh en novembre 2009.
On aurait pu attendre de la table ronde consacrée à la protection et la sécurité des enfants sur l’internet qu’elle mette en avant, classiquement, mesures de filtrage gouvernemental, et contrôle parental.
A contrario, Dorothy Attwood, vice-présidente des politiques publiques et responsable des questions de vie privée chez AT&T, y déclara que la maltraitance des enfants et la violation de la vie privée avaient ceci de similaires qu’elles ne peuvent pas être réglées par un contrôle accru des flux d’information : “bloquer et contrôler l’information ne sont que des moyens fractionnés de traiter le problème, la solution ne peut pas consister à ajouter de nouveaux contrôles parentaux“.
Pour elle, apprendre à gérer ses données et à “orienter” son identité en ligne sont des compétences essentielles que les enfants doivent apprendre dès qu’ils abordent l’internet : “nous devons tous connaître nos responsabilités et nos droits dans les espaces en ligne“. Et pour cela, mieux vaut être créatif plutôt que menaçant, proposer aux enfants des jeux et usages tirant les technologies (et leurs usages) vers le haut, plutôt que de les menacer, leur faire peur, ou chercher à les contrôler.
Alors que les médias agitent régulièrement le chiffon rouge du “sexting” (voir “Le sexting, c’est (nor)mal“), un autre intervenant déclarait, lui, que “les jeunes en sont vraiment blasés“, témoignant bien du décalage existant entre la perception fantasmatique des “adultes” et la réalité de ce que vivent les jeunes sur l’Internet, comme l’écrit Maya Ganesh, jeune journaliste de GenderIT :
“Pourquoi les responsables n’écoutent-ils pas les enfants au lieu de se contenter d’en parler ? Pourquoi n’a-t-on pas entendu la perspective des jeunes et pourquoi n’y avait-il pas de représentants des jeunes à ce panel ?
Si les jeunes sont effectivement blasés au sujet du sexting ou excités par les possibilités sexuelles en ligne (les jeunes de chaque génération se sont-ils pas excités par ces possibilités ?), pourquoi les adultes ne peuvent-ils pas le comprendre plutôt que de donner une image générale de victimisation à la sexualité des enfants ?
Alors que la pornographie en ligne peut faire courir un danger aux enfants, le risque le plus important n’est-il pas celui des abus sexuels à la maison par des adultes connus ? Ne risque t-on pas de jeter le bébé avec l’eau du bain en créant ce genre de binarisation ? Pourquoi les risques en ligne et hors ligne sont-ils séparés ?”
Wieke Vink, 18 ans, membre de la Youth Coalition, une ONG internationale réunissant des jeunes de 15 à 29 ans militant pour le droit à la sexualité et à la reproduction des jeunes, ne cache pas, elle non plus, sa consternation devant tant d’infantilisation :“Quand il y a un problème de connexion internet à la maison, ce ne sont pas mes grands-parents qui le réparent, pas plus que mon père ni ma mère. C’est mon petit ami. Ce sont mes frères. C’est moi. Nous sommes la première génération à avoir grandi à l’ère numérique, dans un vaste monde en réseau (”world wide web” en VO) où Wikipedia est notre bibliothèque, et Skype notre téléphone.
En matière d’Internet, ce ne sont pas nécessairement les parents qui éduquent leurs enfants, mais nous qui leur expliquons ce qu’est YouTube ou Facebook. Nous devons reconnaître que l’Internet est un endroit où les gens se réunissent, partagent et se connectent – et les jeunes sont à l’avant-garde de tout cela.
J’étais donc ravi de voir que l’IGF consacraient nombre de ses panels aux questions relatives aux enfants et aux jeunes, jusqu’à ce que je découvre que les ateliers sur la protection des droits des enfants n’évoquaient quasi-exclusivement que les problèmes tels que les abus sexuels, et que les panelistes avaient tous plus de 50 ans.
Comment se fait-il que la majeure partie des débats au sujet de l’internet et de la sexualité sont empreints de négativité, truffés de mots tels que “filtrage, pédo-pornographie et contenus obscènes” ?
Les jeunes, tout comme n’importe quels autres êtres humains, sont curieux dès qu’il s’agit de sexualité. Et laissez-moi vous dire qu’il y a beaucoup de sexe sur le Net -tout comme il y avait probablement un exemplaire de Playboy sous le lit de mon père. Et c’est très bien. C’est normal. C’est naturel. C’est sain.”
Relatant deux autres tables rondes de l’IGF, sur la vie privée et la gouvernance de l’Internet, Jac SM Kee, artiste et féministe malaysienne responsable de TakeBackTheTech (”Réapproprie-toi la technologie!“), campagne de l’APC incitant “à prendre le contrôle de la technologie pour mettre fin à la violence à l’égard des femmes“, note ainsi que la situation pourrait bien s’inverser :
“Où est le problème? Un exemple a été donné lors de la séance d’hier au sujet d’une enseignante stagiaire qui a placé sur un site de réseautage social une photo d’elle-même tenant une tasse en plastique avec la légende « pirate ivre ». Par la suite, elle n’a pas pu trouver un emploi comme enseignante car, surprise, ils ont tapé son nom sur Google, ont trouvé la photo et ont porté un jugement. Le dernier point est important, car comme l’a fait remarquer Wolfgang Kleinwaechter (professeur à l’université d’Aarhus au Danemark, et expert reconnu des questions de régulation de l’internet, ndlr), les normes changent.Ceux qui prendront les décisions à l’avenir seront des gens élevés avec les plateformes de réseautage social. Ils penseront peut-être que le fait de ne pas avoir une photo de vous quelque part lorsque vous étiez jeune est une bonne raison de ne pas vous engager. Il ne faut donc pas prendre ces leçons trop au pied de la lettre.
J’ai bien aimé cet argument car il complique une hypothèse en reconnaissant que les enfants ont une responsabilité et un pouvoir – ils sont plus que des victimes sans défense qui ont besoin de protection ou « d’éducation ».
Wolfgang a parlé du fait que les données personnelles constituent une identité et que chacun a la responsabilité de gérer sa propre identité. C’est un bien qui nous appartient et ne peut pas appartenir à quelqu’un d’autre, même si ce bien est stocké ou situé ailleurs. Il incombe donc à chacun de décider de ce qu’il faut faire de son identité, qui ne peut pas être déléguée à quelqu’un d’autre, comme l’État (par la régulation) ou une entité privée (par des contrats ou l’application de solutions technologiques). (…)
La capacité d’exercer autant de contrôle que possible sur mes données personnelles est l’aspect le plus fondamental des approches qui seront adoptées pour protéger la vie privée. Si je ne peux pas contrôler ce qui arrive à mon corps, je n’ai pas de « droit à la vie privée ».”
Tout comme on ne peut empêcher les adolescents d’avoir leur propre sexualité, il est vain de chercher à vouloir les empêcher de s’ébattre sur le Net. Et de même que les cours d’éducation sexuelle ne se limitent pas à l’évocation des MST, du sida, des agressions sexuelles et des grosses non désirées, il serait bon de commencer à envisager la possibilité de ne plus ni diaboliser le Net, ni d’infantiliser les internautes adolescents (d’autant qu’ils en savent souvent bien plus que les adultes).
La question de savoir à quoi le Net peut bien servir ne se pose pas pour eux : leurs amis sont connectés, c’est plutôt marrant, il y a plein de choses à y faire et à y apprendre qu’on ne trouve pas ailleurs, ou qu’on ne peut pas faire autrement, c’est du spectacle, mais aussi de la vie en société, voire en communauté, on peut s’y exprimer librement, et être entendu, écouté, commenté…
D’ailleurs, pour Emily Nussbaum, la question est moins de savoir s’ils ont raison, ou non : “bien sûr, tous les changements sociaux entraînent des dommages collatéraux. Mais la vraie question est, comme avec toute révolution, de savoir choisir son camp.”
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